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Papoter, bavasser, cancaner, commérer, ragoter, blablater… ah ! la vanité et la vacuité du parler pour ne rien dire… Quant à parler sur le fait de parler pour ne rien dire, je ne vous raconte pas… « Oh ! je sais ! Vous pensez : « S’il n’a rien à dire … il ferait mieux de se taire ! » Evidemment ! Mais c’est trop facile ! C’est trop facile ! Vous voudriez que je fasse comme tout ceux qui n’ont rien à dire et qui le gardent pour eux ? Eh bien non ! Mesdames et messieurs, moi, quand je n’ai rien à dire, je veux qu’on le sache ! Je veux en faire profiter les autres ! » (Raymond Devos, dans son sketch « Parler pour ne rien dire »)
Parler de la pluie et du beau temps, palabrer dans le vide, causer en l’air, discourir gratuitement, ne pas échanger d’informations cruciales, tout ceci a du sens. Les linguistes parlent de la « fonction phatique » du langage, laquelle permet de créer un contact avec son interlocuteur — comme lorsqu’on dit « Allô ? ». C’est un moyen infra-informationnel d’établir du lien social avec les autres, de créer une proximité, de fêter ce qu’Aristote nommait la philia (c’est-à-dire cette « amitié » intuitive qu’un homme ressent pour un autre homme, même quand ils se rencontrent pour la première fois). Il n’est pas besoin de direquelque chose (dire est un verbe transitif, il a besoin d’un complément), on peut parler, point final (intransitivité du verbe « parler »). Ainsi crée-t-on du lien avec l’autre. Dans Vendredi ou la vie sauvage, de Michel Tournier, Robinson Crusoë, seul sur son île, s’est donné, dans sa Charte de Speranza, pour règle de parler tout haut, coûte que coûte, quand bien même il n’y a personne en face pour lui répondre, car parler c’est conserver son humanité, le lien symbolique — à défaut d’être effectif — avec les autres membres du genre humain.
Les psychologues et anthropologues qui se sont penchés sur la question confirment, à travers l’observation et l’expérimentation, les intuitions des philosophes, mais ils osent un pas de plus en insistant sur le rôle positif, pour la cohésion d’un groupe social, des commérages et des ragots. Ainsi, dans son ouvrage Grooming, Gossip and the Evolution of Language (1996), l’anthropologue Rubin Dunbar établit-il une analogie entre l’activité d’épouillage à laquelle se livrent les singes pour maintenir un contact et entretenir des relations sociales de proximité avec leurs congénères, et l’activité de ragotage des êtres humains qui consistent à chercher des poux à leurs semblables – une sorte d’« épouillage verbal » en somme. Dans son article publié dans Le Monde daté du 1er septembre 2012, la neuroscientifique Angela Siriu rapporte aussi les conclusions du psychologue Matthew Feinberg qui, dans son laboratoire de l’Université de Berkeley, a montré que « partager de l’information négative concernant une tierce personne a un effet dissuasif sur les conduites potentiellement déviantes, dans le but ultime de protéger le groupe. » Autrement dit, colporter des sales bruits sur les autres décourage ceux qui entendent ces récits de mal se comporter, le prix à en payer étant une mauvaise réputation : le « gossip » (« ragot ») a une vertu sociale (on parle de « prosocial gossip »).
Le pas franchi ressemble cependant bien à un faux pas, car il fait sortir de l’authenticité de l’expérience humaine de l’échange. Ainsi le philosophe Lévinas pouvait-il reconnaître au « parler pour ne rien dire » une dimension éthique fondamentale : « Il est difficile de se taire en présence de quelqu’un ; cette difficulté a son fondement ultime dans cette signification propre du dire quel que soit le dit. Il faut parler de quelque chose, de la pluie et du beau temps, peu importe, parler, répondre à lui (autrui) est déjà répondre de lui. » (Totalité et Infini). Mais Lévinas ne peut relier gratuité du langage et moralité que parce que, dans cet échange sans contenu, c’est un « je » qui s’adresse à un « tu ». Avec le ragot, la rumeur et le colportage, il n’y a plus qu’un « on », un « on-dit » indéfini et diffus, qui parle sans interpellation au propre ni au singulier. Alors, comme le notait Heidegger, le partage (« Mitteilung ») n’est plus possible : « Le on-dit n’a pas le genre d’être de ce qui donne consciemment quelque chose pour quelque chose. L’être-dit en l’air que la rumeur propage aboutit à ce que le découvrir se retourne et équivaut à une fermeture » (Être et Temps, §35). Eh non, d’un point de vue philosophique, lire la presse people n’est pas très légitime… |